Conférence : La Sainteté, vraie réforme de l’Eglise

Conférence de Carême donnée le dimanche 31 mars 2019 – Dimanche de Laetare
Par le Père Martin Charcosset
Centre Scolaire Notre-Dame, Villefranche-sur-Saône

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Chers frères et sœurs,

J’avais initialement prévu de parler de la Joie de l’Evangile – quoi de plus naturel un dimanche de Laetare ? Et finalement j’ai adapté mon propos. Les Chrétiens ne vivent pas hors sol, et leur vie spirituelle, c’est leur vie humaine vécue avec l’aide de Dieu. Notre Eglise traverse une crise violente, et celle-ci nous fait vaciller.

 

L’idée de cette conférence m’est venue il y a quelques jours, en entendant, dans une réunion diocésaine, une personne en colère dire : « Arrêtez de parler de la ‘Sainte Eglise’, cette expression est devenue insupportable ! » Aussi ai-je voulu commencer en citant une phrase qui, elle aussi, peut sembler provocatrice, inaudible, énervante. Elle vient de l’épître de saint Paul aux Ephésiens, et vient juste après le passage où saint Paul parle du lien entre femme et mari ; évoquant le devoir d’amour des maris pour leurs femmes, il déclare :

« Vous, les hommes, aimez votre femme à l’exemple du Christ : il a aimé l’Église, il s’est livré lui-même pour elle, afin de la rendre sainte en la purifiant par le bain de l’eau baptismale, accompagné d’une parole ; il voulait se la présenter à lui-même, cette Église, resplendissante, sans tache, ni ride, ni rien de tel ; il la voulait sainte et immaculée. » (Ep 5, 25-27)

Ainsi, nous entendons le propos subtil de saint Paul : l’Eglise n’est pas sainte par elle-même, elle est sainte parce que le Christ l’aime et la veut sainte, et parce qu’il la rend sainte en se livrant pour elle. Elle n’est pas sainte parce qu’elle est parfaite, impeccable, mais parce que le Christ est avec elle et lui communique ce qu’il est lui-même. Cela, dirons-nous, c’est la théorie. Facile à dire, mais moins facile à intégrer quand les scandales nous explosent au visage. Et ce, dans notre propre diocèse, avec des personnes que nous connaissons, pendant des années. Comment ne pas, à la fin, céder au découragement ou à la colère ? Comment avoir et garder une juste distance dans notre vie spirituelle vis-à-vis de ces événements, qui nous fasse aimer l’Eglise sans l’idolâtrer, qui nous conduise à nous engager pour la réformer, pour la purifier, pour la transformer ?

C’est pour cela que je vous propose un détour. Dimanche dernier, il était dit dans le livre de l’Exode qu’apercevant le buisson ardent de loin, Moïse décidait de quitter sa route toute tracée, de faire un détour, pour voir cette chose étrange. Et ce détour était la cause et le commencement de sa grande aventure de libération du peuple d’Israël. Parfois, faire un détour nous permet de considérer notre chemin habituel d’un peu plus haut, ou au moins d’un point de vue différent, et de nous aider à le reconsidérer. Comme je suis historien de formation, et que l’on ne se refait pas, c’est un détour par l’histoire, plus précisément par l’histoire médiévale, plus précisément par l’histoire de l’Italie au XIIIème siècle que je vous propose.

 

L’image que vous avez sous les yeux a une histoire. En l’an 1210, saint François d’Assise, accompagné de ses premiers compagnons, se rend à Rome pour présenter sa fondation et sa règle au Pape de l’époque, Innocent III. Ils font à pied le chemin d’Assise à Rome. Quand la petite troupe, vêtue de guenilles, se présente au palais pontifical, le Pape ne s’embarrasse pas et fait jeter à la porte cette bande de clochards. Ce sont des laïcs, leur tunique et crasseuse et ils ont le cheveu en bataille. « Laisse-moi tranquille, dit le Pape ; va plutôt retrouver tes pourceaux et leur prêcher tous les sermons que tu voudras. » François court dans une porcherie, se barbouille le visage de boue et revient devant le Pape : « Seigneur, maintenant que j’ai fait ce que vous m’avez commandé, daigner à votre tour m’accorder ce que je vous sollicite. » Impressionné, le Pape accorde une seconde audience. Celle-ci ne se passe pas mieux. François est accompagné de l’évêque d’Assise et d’un Cardinal, Jean de Saint-Paul. Cette fois-ci, c’est la lecture de la règle qui indispose le Pape. Vivre l’évangile intégral, comment y arriver ? N’est-ce pas un peu fou ? Mais le Cardinal ose dire au Pape : « Si nous rejetons la parole de ce pauvre sous ce prétexte, cela ne revient-il pas à dire que l’évangile est impraticable, et à blasphémer contre son auteur, le Christ ? » Le Pape est touché par l’argument et dit à François : « Mon fils, va prier Dieu de nous manifester sa volonté. Quand nous la connaîtrons, nous pourrons te répondre en toute sécurité. » Mais, cette nuit-là, il fait un songe : sa cathédrale, Saint-Jean de Latran, est en train de s’effondrer, quand un homme, « petit et laid », vêtu comme un mendiant fait barrage de son corps, et redresse le clocher qui s’écroulait. Au réveil, il reconnaît le visage de l’homme de son rêve : c’est François, qu’il fait chercher. Très ému, il approuve oralement le projet, la règle de vie de la petite communauté, celle d’essayer de vivre tout l’évangile (regula non bullata, non écrite).

Mythe ou réalité ? Toujours est-il que, devant la basilique du Latran, se dresse toujours cette statue de François, les bras grands ouverts, pour retenir et redresser l’église qui menace ruine.

Or ce n’est pas complètement par hasard que le Pape François, il y a six ans, lors de son élection, a choisi de façon très originale le prénom de François. Il apprécie de saint François d’Assise l’énergie et la radicalité, le courage prophétique, le sens de la pauvreté, la sensibilité à la Création, le goût du dialogue avec les proches et lointaines périphéries de l’Eglise – ce qui le conduit aujourd’hui au Maroc, ce dont nous reparlerons. Mais je crois aussi que le Pape François a choisi son saint patron avec en tête la légende du rêve d’Innocent III et ce constat : il y a des analogies saisissantes entre le 13ème et le 21ème siècle, et le Poverello d’Assise peut nous aider à comprendre ce qu’est vraiment la réforme de l’Eglise à laquelle Dieu nous appelle.

 

Si vous vous dites parfois que le XXIème siècle est un temps d’énormes transformations qui vous donnent le tournis, dites-vous que cela a été vrai d’autres époques, et que le XIIIème siècle a lui aussi été un temps marqué, sur une courte durée, par des transformations phénoménales dans la société. Le temps de la féodalité où le seigneur règne sur son petit territoire rural arrive à sa fin. En Europe mais singulièrement en Italie, un peu partout, les villes se développent, et les routes qui les relient les unes aux autres. Les marchés aussi se développent, et des villes-supermarchés sont même crées, comme Villefranche-sur-Saône, dont la charte est signée en 1260. Les marchands issus non de l’aristocratie mais des familles citadines s’enrichissent, parfois font fortune et s’investissent dans la vie politique des cités, d’une manière nouvelle. C’est, pour le dire ainsi, une vraie révolution capitaliste qui se joue en Europe occidentale, et singulièrement dans l’Italie.

Le développement rapide et bouleversant du monde nouveau crée aussi de nouveaux pauvres, en particulier, comme c’est généralement le cas, des personnes venues de la campagne en ville, déracinées, sans travail et sans repères.

Or, comme c’est presque toujours le cas, ces changements dans la société ne s’accompagnent pas immédiatement de changement dans l’Eglise. Celle-ci, parce qu’elle est présente dans le monde, épouse généralement le fonctionnement du monde qui l’entoure : dans une monarchie, elle est monarchique, dans une république, elle est républicaine, et dans la féodalité, elle est féodale. Ce n’est pas par machiavélisme, mais plutôt parce qu’elle ne considère pas la dimension politique comme la fin de tout, et que l’Eglise s’adapte à son milieu pour y prêcher le plus librement l’évangile.

Comme ce n’est pas la hiérarchie de l’Eglise qui propose de nouvelles façons de vivre la foi dans ce nouveau contexte, c’est de la base que des initiatives naissent. Et elles poussent comme des champignons ! Ici et là, partout, de petites communautés apparaissent, avec trois points communs : 1. Elles émanent de cette nouvelle société des villes marchandes, 2. avec comme premier objectif la prédication itinérante de l’évangile, et 3. comme deuxième objectif le désir de vivre une pauvreté radicale, en réaction à la richesse radicale qui semble triompher. Certains s’intègrent à la vie religieuse : les sachets, par exemple, qui tirent leur nom du sac dont ils sont revêtus, en signe de pénitence. Certains manifestent leur désir d’une pauvreté radicale en prêchant contre toute richesse et détruisant sur leur passage les richesses des autres, ce qui leur vaut des problèmes aussi bien avec Rome qu’avec le bras séculier : c’est le cas des Humiliés de Lombardie, et des Vaudois, les disciples du marchand lyonnais Pierre Valdo. Enfin, il y a ceux qui se constituent en secte, coupés du monde et prêchant le rejet de toute matière, en particulier les cathares.

Lorsque François Bernardone, le fils d’un riche marchand de drap d’Assise, décide d’épouser Dame Pauvreté, il a bien conscience des faiblesses, des lenteurs et même parfois des compromissions de l’Eglise. Cependant, il l’aime et il veut ne rien faire sans elle. Sans doute François a-t-il eu la chance de rencontrer dans l’évêque d’Assise un vrai homme de Dieu qui a compris qu’il n’était pas un illuminé, et une complicité spirituelle s’est nouée entre eux de manière décisive pour l’avenir. Mais l’épisode que je vous ai raconté de la visite de François au Pape, même si elle a pu être enjolivée, dit bien que François n’était pas décidé à se laisser décourager par les mollesses du système romain.

Saint François nous encourage à aimer l’Eglise, même et à commencer par aimer ce qu’il y a en elle de pesanteur, de lourdeur d’appareil, de lenteur d’adaptation. Cet amour de l’Eglise a été une caractéristique constante de l’Ordre des Franciscains.

L’ordre des Frères Mineurs – nom dont François a l’intuition en lisant le chapitre 25 de l’évangile selon saint Matthieu : « Ce que vous avez fait au plus petit des miens, c’est à moi que vous l’avez fait » – a donc reçu l’approbation orale du Pape Innocent III en 1210. Revenu à Assise, François voit alors, en un temps record, son ordre grandir et se développer, à la vitesse d’un cheval au galop. En quelques années, ce sont plusieurs centaines de frères qui entrent dans cette vie religieuse radicale et nouvelle. En 1212, la branche féminine de l’ordre est fondée autour de la propre cousine de François, Claire, première abbesse des ‘Pauvres Dames’. Il faut s’organiser, préciser les règles, établir un système de gouvernement des couvents et des provinces, en Italie et très vite, un peu partout en Europe. Quel flamboyant succès !

Or le résultat de ce qui nous semble être un succès, c’est surtout pour François un sentiment de vertige. Conduire cinq ou dix frères, il y arrive, d’autant que ceux-là le suivent sans réserve dans son projet. Mais quand il s’agit de mille frères, comment y arriver ? C’est alors qu’arrive l’année 1219, il y a donc très exactement huit siècles. Les Fioretti ne le disent pas, mais une crise a commencé à s’ouvrir dans la gouvernance des Frères Mineurs : François voit que ceux-ci lui échappent, et que, par exemple, alors qu’au début il demandait qu’il n’y ait aucun livre dans les couvents autres que l’évangile et le psautier, les jeunes frères réclament de pouvoir faire des études et de pouvoir constituer des bibliothèques en bonne et due forme. Ce n’est qu’un exemple, mais révélateur : François ne décide plus. L’ordre, se dit-il, se construit sans lui.

C’est alors qu’il prend, à la surprise générale, la décision de partir pour Damiette, dans l’actuelle Tunisie, avec l’intention d’y rencontrer le sultan Malik al-Kamil. Et, peut-être aussi, dans la perspective d’être martyr : il sait qu’un religieux catholique ne fait pas long feu en terre d’islam, dans la guerre que se livrent les croisés et les sarrazins. Au terme d’un voyage par voie de mer, dans l’été, il arrive au port de Damiette et, avec un compagnon, il parvient à pied jusqu’aux lignes des sarrazins : on les frappe, on les enchaîne et on les amène devant le sultan. Celui-ci est impressionné par la fougue de François à prêcher l’évangile et par son mépris des richesses qu’il lui offre, et il accepte de faire reconduire les deux religieux jusqu’aux portes du camp chrétien.

Saint François revient alors en Italie. Devant lui se trouve une grande question, un grand dilemme. De ce débat spirituel de François avec lui-même, un frère franciscain nommé Eloi Leclerc a tiré, il y a soixante ans, un très beau petit livre intitulé Sagesse d’un pauvre. Il imagine les échanges, en cette fin d’année 1219, entre François et son ami le plus proche, le frère Léon. Devant les mutations de l’ordre qu’il a fondé, François entre dans une profonde crise intérieure. Il se sent terriblement seul, face à une question qu’il n’avait jamais envisagée. Comment peut-il continuer de diriger cet ordre qui a tant de nouvelles aspirations qui le déconcertent ? Doit-il tenir fermement la barre ? Peut-il accepter de remettre sa charge ?

Ainsi, François, le Poverello, le petit pauvre, celui qui a choisi Dame Pauvreté pour épouse et qui a senti que la pauvreté évangélique serait au cœur de sa vocation, fait une expérience nouvelle. Une chose est la pauvreté que l’on a désirée et choisie, que l’on apprécie pour sa noblesse ; une autre chose est la pauvreté qui nous est donnée, et parfois brutalement, et qui est de l’ordre de la désappropriation de ce que nous aimons, de ce que nous avons construit, de ce que nous avons créé. Cette deuxième pauvreté d’abandon est l’objet d’un vrai combat.

Eloi Leclerc décrit pas à pas la tristesse, la colère, le doute puis la conversion de saint François. François comprend que Dieu l’appelle à lâcher ce qu’il avait construit, et de se laisser faire lui-même, de se laisser conduire – voilà la sainteté qu’il n’avait pas encore découverte :

« – Ah ! frère Léon, crois-moi, repartit François, ne te préoccupe pas tant de la pureté de ton âme. Tourne ton regard vers Dieu. Admire-le. Réjouis-toi de ce qu’il est, lui, toute sainteté. Rends-lui grâce à cause de lui-même. C’est cela même, petit frère, avoir le cœur pur. Et quand tu es ainsi tourné vers Dieu, ne fais surtout aucun retour sur toi-même. Ne te demande pas où tu en es avec Dieu. La tristesse de ne pas être parfait et de se découvrir pécheur est encore un sentiment humain, trop humain. Il faut élever ton regard plus haut, beaucoup plus haut. (…) Un tel cœur est à la fois dépouillé et comblé. Il lui suffit que Dieu soit Dieu. En cela même, il trouve toute sa paix, tout son plaisir. Et Dieu lui-même est alors toute sa sainteté. (…) La sainteté n’est pas un accomplissement de soi, ni une plénitude que l’on se donne. Elle est d’abord un vide que l’on accepte et que Dieu vient remplir dans la mesure où l’on s’ouvre à sa plénitude. »

« – Comment faire ? demanda Léon.

« – Il faut simplement ne rien garder de soi-même. Tout balayer même cette perception aiguë de notre détresse. Faire place nette. Accepter d’être pauvre. Renoncer à tout ce qui est pesant, même au poids de nos fautes. Ne plus voir que la gloire du Seigneur et s’en laisser irradier. Dieu est, cela suffit. Le cœur devient alors léger. Il ne se sent plus lui-même, comme l’alouette enivrée d’espace et d’azur. Il a abandonné tout souci, toute inquiétude. Son désir de perfection s’est changé en un simple et pur vouloir de Dieu. » (pp. 105-107)

Saint François, au terme de ce long hiver 1219-1220, prend donc la décision de résigner sa charge, et de laisser l’ordre à Pierre de Catane puis à Elie d’Assise. Il se retire au monastère de l’Alverne, où le 17 septembre 1224 il recevra les stigmates. Dans ce temps de crise et de remise de sa vie entre les mains de Dieu, François avait préparé, déjà, par son humilité, le jour où elle serait couronnée par les plaies du Christ imprimées sur son corps.

Voilà ce qui s’est produit en 1219, il y a huit siècles précisément. Je vous l’ai dit, c’est un détour spirituel que nous avons fait, comme Moïse allant voir le buisson ardent. Dans l’expérience de saint François d’Assise, le Pape François a perçu une source d’inspiration qui le guide, et de la vie de ce petit moine du Moyen Age, il y a je crois quelques leçons spirituelles à tirer. Je vous en propose trois.

La première leçon, je crois, c’est l’invitation, l’appel à aimer l’Eglise telle qu’elle est. Nous pouvons rêver une Eglise où il n’y aurait que des saints, une Eglise céleste. Ou bien, nous pouvons rêver une Eglise dans laquelle une grande purification aurait été faite au kärscher, et où ne subsisterait que les gens sympathiques. Ou bien, nous pouvons rêver une Eglise dans laquelle il n’y ait que ceux qui marchent droit. Ou encore, une Eglise où tout le monde s’entende et où il n’y aurait jamais de conflit. Pourtant, c’est l’Eglise telle qu’elle est, ici et maintenant, que nous sommes appelés à aimer. Justement, il me semble que l’évangile de ce dimanche nous donne une image saisissante de cette Eglise : elle est semblable à la maison du Père prodigue, où il y a de la miséricorde et du veau gras, et où il y a de la place pour le pécheur qui revient, plein de honte, comme pour le bon paroissien qui fait tout juste. S’il n’y avait dans la maison que le fils aîné, il y aurait une chaise vide ; s’il n’y avait dans la maison que le fils prodigue, il y aurait une autre chaise vide ; et le Père ne cesse de se battre avec nous pour que nous nous réconcilions les uns avec les autres, pour que les Chrétiens se regardent les uns les autres comme des frères. Saint François a regardé l’Eglise de son temps : compromise avec le système féodal, lorgnant sur les richesses des villes, maladroite dans sa gestion des dissidents, brutale vis-à-vis des contestataires, et avec tant d’autres faiblesses coupables… et pourtant, c’était l’Eglise. Et François le savait bien, c’était la seule Eglise et il n’y en a pas d’autres, pas d’Eglise de remplacement à la place de celle-ci qui serait trop pourrie. François a pris le parti de regarder le côté lumineux de cette Eglise, et de faire son possible pour l’illuminer à son tour. C’est pour moi une conviction très profonde qu’on ne peut prétendre réformer l’Eglise qu’en l’aimant. Un petit test, à la portée de tous, est de réfléchir à la manière dont nous parlons de l’Eglise à nos plus proches. Si nous ne parlons de l’Eglise qu’en termes négatifs, comment espérer que ceux qui nous sont proches se risquent à l’aimer ? Comment s’étonner ensuite qu’ils la quittent, ne s’y étant jamais attaché ? Aimer sincèrement l’Eglise y compris dans tout ce qui fait ses limites humaines, c’est le premier pas pour se mettre au travail.

La deuxième leçon, elle est à chercher et à trouver dans l’humilité de saint François. Les fioretti n’ont pas caché que François était un petit homme à la peau sombre et au visage relativement disgracieux – alors que beaucoup de représentations contemporaines le dépeignent en beau gentilhomme au sourire ultra-brite. En fait, François était, dirons-nous, très quelconque, et il n’a jamais fonctionné sur le mode affectif de celui qui cherche à séduire. Au contraire, ces gestes et ses paroles, ses habits même, dans leur radicalité, exprimaient un caractère sans concession. L’évangile, et c’est tout. C’est donc l’évangile lui-même et non pas un plan marketing ou une habile stratégie de communication qui a assuré le succès incroyable des frères Mineurs, en si peu de temps. François n’avait pas du tout cherché cela l’a accueilli avec surprise puis avec douleur ; son ordre correspondait au désir d’authenticité qui habitait tant de ses contemporains au milieu d’un monde dont toute la nouveauté et la richesse étaient factices. Et, de même qu’il n’a pas désiré mais accepté ce succès, François a accepté ce qu’il n’avait pas désiré, la décision de se retirer, de lâcher les rênes, de laisser son projet lui échapper et être poursuivi par d’autres que lui. Il n’a jamais joué ni à la star, ni au gourou.

Il me semble que ces deux éléments – le refus de la séduction et la capacité au détachement – sont deux éléments qui rejoignent l’actualité de la crise de l’Eglise. Comme le Pape François l’a souligné dans sa Lettre au Peuple de Dieu, on ne combattra pas réellement les abus sexuels tant qu’on ne les aura pas identifiés comme étant aussi des abus de pouvoir et des abus spirituels. Derrière les crimes perpétrés sur des enfants, des jeunes, des personnes vulnérables, il y a presque toujours un système qui se crée autour d’une personne charismatique, qui fascine autour d’elle, dont le succès est source d’une admiration sans réserve, et que l’autorité légitime renonce à surveiller parce qu’il ne faudrait pas nuire à cette belle réussite. Il est toujours intéressant de voir, dans une communauté religieuse, quelle posture adopte le fondateur : a-t-il la capacité, de lui-même et librement, de se défaire de son influence et de transmettre sa fondation, de son vivant, à une personne qui peut, le cas échéant, être vraiment différente de lui ? C’est, en général, un test qui ne trompe pas. Ainsi, s’il faut commencer par aimer l’Eglise pour se mettre au travail, il faut aussi être prêt à rendre des comptes de ce travail, et à s’en défaire humblement quand la situation le demande.

La troisième leçon que je tire de mon petit détour par 1219, c’est la conviction que Dieu suscite toujours les saints dont chaque situation a besoin. Si l’Eglise est une entité immense qui a sa raison d’être dans tous les lieux, dans tous les temps, dans toutes les cultures, elle se décline en une multitude de phénomènes. L’histoire le montre bien : à chaque situation singulière correspond une figure de sainteté et un élan spirituel incarné. La petite révolution qu’était la naissance des villes marchandes dans l’Italie du XIIIème siècle a reçu en réponse la magnifique figure de saint François d’Assise, de même que le déclin de la civilisation romaine avait suscité saint Augustin, que le tournant de la modernité devait susciter saint Ignace de Loyola, que l’isolement dans les grandes métropoles allait susciter sainte Teresa de Calcutta, et ainsi de suite. Parfois, un saint va mettre en œuvre une fondation qui durera dix, vingt ou cinquante ans, le temps de répondre à un besoin concret, avant de disparaître paisiblement ; parfois, l’intuition du saint sera si géniale et fondamentale que l’ordre qui en naîtra n’aura pas de raison de s’étioler, comme c’est le cas pour les Bénédictins, les Dominicains ou les Salésiens de Don Bosco…

Ils sont si différents les uns des autres, les saints, que l’on pourrait passer à côté de ce qui les unit. Leur point commun, c’est d’être des traducteurs. L’évangile a été écrit une fois pour toutes, il y a deux mille ans, mais il ne cesse d’être traduit en autant de langues qu’il le faut, en autant de manière vivre que possible. Saint François de Sales dit qu’« il y a entre l’évangile et la sainteté la même distance qu’entre la musique écrite sur une partition et la musique jouée sur un instrument. » Devant la multiplicité des situations, et spécialement des plus dramatiques, des plus complexes, des plus nouvelles, des plus déconcertantes, le point commun des saints est qu’ils n’ont que l’évangile à offrir. Que l’évangile, mais tout l’évangile. L’évangile dans tout ce qu’il a déjà dit et dans tout ce qu’il lui reste à dire.

Cette profonde conviction, je la dois à Georges Bernanos, dans un petit livre qui est hélas à peu près introuvable, intitulé Les Prédestinés et qui est une collection de textes courts autour de la sainteté. Dans le dernier, intitulé Frère Martin, Bernanos met en regard saint François d’Assise et Martin Luther, deux tempéraments fougueux, animés du même désir de rendre à l’Eglise sa pureté primitive, mais qui sont partis sur deux routes totalement opposées. Permettez-moi de citer les lignes les plus marquantes de ce texte :

« C’est (…) un fait d’expérience qu’on ne réforme rien dans l’Église par les moyens ordinaires. Qui prétend réformer l’Église par ces moyens, par les mêmes moyens qu’on réforme une société temporelle, non seulement échoue dans son entreprise, mais finit infailliblement par se trouver hors de l’Église. Je dis qu’il se retrouve hors de l’Eglise avant que personne ait pris la peine de l’en exclure, je dis qu’il s’en exclut lui-même, par une sorte de fatalité tragique.

« On ne réforme l’Église qu’en souffrant pour elle, on ne réforme l’Église visible qu’en souffrant pour l’Église invisible. On ne réforme les vices de l’Église qu’en prodiguant l’exemple de ses vertus les plus héroïques.il est possible que saint François d’Assise n’ait pas été moins révolté que Luther par la débauche et la simonie des prélats. Il est même certain qu’il en a plus cruellement souffert, car sa nature était bien différente de celle du moine de Weimar. Mais il n’a pas défié l’iniquité, il n’a pas tenté de lui faire front, il s’est jeté dans la pauvreté, il s’y est enfoncé le plus avant qu’il a pu, avec les siens, comme dans la source de toute rémission, de toute pureté. Au lieu d’essayer d’arracher à l’Eglise les biens mal acquis, il l’a comblé de trésors invisibles, et sous la douce main de ce mendiant le tas d’or et de luxure s’est mis à fleurir comme une haie d’avril. (…) L’Eglise n’a pas besoin de réformateurs, mais de saints. »  (pp. 115-116)

Dieu, disais-je, suscite sans cesse pour son Eglise les saints dont elle a besoin, dans la situation précise et toujours inédite qu’elle traverse. L’histoire nous donne de bonnes raisons de lui faire confiance : il n’abandonne pas ceux qu’il aime et à qui il a donné sa parole ! Les saints qui ouvriront de nouveaux chemins à l’Eglise et la sortiront de l’ornière sont déjà en préparation et peut-être déjà à l’œuvre ; et, sans doute, ils sont aussi dans cette salle à l’instant où je vous parle ! Les saints sont parmi nous, et rien que cela est une bonne, une très bonne nouvelle.

 

Il y a eu six ans le 13 mars, le Cardinal Bergoglio devenait donc le Pape François et, comme je vous l’ai dit, ce prénom n’a pas été choisi par hasard. Lecteur de Bernanos, j’ai de fortes raisons de penser que le Pape François connaît par cœur cette phrase que je viens de citer : « L’Eglise n’a pas besoin de réformateurs, mais de saints. » Car s’il prend un temps considérable pour réformer structurellement divers aspects de la gouvernance de l’Eglise, le Pape ne perd pas de vue que la vraie réforme de l’Eglise, c’est sa sainteté. C’est pour cela que l’Exhortation Apostolique Gaudete et Exultate aura, dans la bibliographie du Pape, une place centrale. Parue il y a un an, pour la Saint-Joseph 2018, elle est une invitation, au milieu de la crise, à regarder « la sainteté (…) le plus beau visage de l’Eglise » (n.9) :

« Mon humble objectif, c’est de faire résonner une fois de plus l’appel à la sainteté, en essayant de l’insérer dans le contexte actuel, avec ses risques, ses défis et ses opportunités. En effet, le Seigneur a élu chacun d’entre nous pour que nous soyons « saints et immaculés en sa présence, dans l’amour » (Ep 1, 4). » (n.2)

Le Pape y souligne combien la sainteté consiste à vivre pleinement la vie quotidienne de tout le monde, en y donnant à Dieu la place qui lui revient : « Quand le Cardinal François-Xavier Nguyên Van Thuân était en prison, il avait renoncé à s’évertuer à demander sa libération. Son choix était de vivre « le moment présent en le comblant d’amour » ; et voilà la manière dont cela se concrétisait : « Je saisis les occasions qui se présentent chaque jour, pour accomplir les actes ordinaires de façon extraordinaire ». (n.17)

Un petit livre, sorti récemment, s’intitule Saints en soirée. Scandaleusement libres ; je confesse ne pas l’avoir lu, n’ayant découvert son existence que très récemment, mais je me fie à ce que l’on m’en a dit : son propos est de dire que les Chrétiens peuvent être saints partout, même dans une fête, même dans une soirée, dans la mesure où leur vie est cohérente, dans la mesure où ils mettent Dieu dans chacun de leurs actes, dans la mesure où ils se comportent partout où ils passent comme des serviteurs et non comme des profiteurs. Le monde a besoin de saints joyeux, souriants, de saints qui ne restent pas enfermés chez eux mais qui vont à la rencontre des personnes, bref, de saints tout-terrains. L’auteur du livre, José Pedro Manglano, relève que « le chrétien authentique est celui qui profite à fond et qui est capable de voir dans les réalités terrestres celles du ciel qui s’y reflètent. » Il rejoint en ce sens ce que le Pape dit dans son exhortation apostolique au sujet de la nécessité de la joie et de l’humour : « Le saint est capable de vivre joyeux et avec le sens de l’humour. (…) la joie chrétienne est accompagnée du sens de l’humour, si remarquable, par exemple, chez saint Thomas More, chez saint Vincent de Paul ou chez saint Philippe Néri. » (n.122 et 126)

 

Vous le voyez, comme le chat qui tombe du troisième étage, nous sommes retombés sur nos pattes : partis des ombres et des scandales que traverse notre Eglise, nous en sommes revenus à la joie caractéristique de ce quatrième dimanche de Carême. Je dis caractéristique car la joie du Carême est un peu différente de celle de l’Avent. La joie de l’Avent est une joie assez légère, si je puis dire, la joie de l’attente qui est enfin comblée. La joie du Carême est une joie au cœur de la pénitence. Je me rappelle une homélie, un lundi de Pâques, à l’abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire, où le Père Abbé avait eu ces mots : « La joie chrétienne est une joie grave : c’est une joie immense, celle de la Résurrection, mais qui n’est pas amnésique, et qui n’oublie pas la croix. C’est une joie pleine de cicatrices. » En fait, en régime chrétien, la croix et la joie ne s’opposent pas l’une à l’autre, mais sont toujours liées l’une avec l’autre.

« L’Eglise n’a pas besoin de réformateurs, mais de saints. » La phrase de Bernanos trouve un écho particulier dans le texte pontifical, au numéro 138 :

« L’exemple de nombreux prêtres, religieuses, religieux et laïcs qui se consacrent à évangéliser et à servir avec grande fidélité, bien des fois en risquant leurs vies et sûrement au prix de leur confort, nous galvanise. Leur témoignage nous rappelle que l’Église n’a pas tant besoin de bureaucrates et de fonctionnaires, que de missionnaires passionnés, dévorés par l’enthousiasme de transmettre la vraie vie. Les saints surprennent, dérangent, parce que leurs vies nous invitent à sortir de la médiocrité tranquille et anesthésiante. » (n. 138)

 

De 1219 à 2019, la sainteté est le ressort le plus puissant pour soulever l’Eglise et la faire sortir des ornières dans laquelle elle a le risque de s’embourber. Mon but n’aura pas été de minimiser les scandales et les souffrances que nous, Chrétiens, Catholiques, membres du diocèse de Lyon, nous pouvons légitimement ressentir devant le déferlement de boue dont nous sommes parfois les témoins consternés. Avec l’aide des deux François, c’est surtout à l’espérance et à la joie, une joie à la fois surnaturelle et bien concrète, que je voulais vous appeler – puisque la sainteté est elle aussi parfaitement surnaturelle et parfaitement concrète, elle est du ciel et elle est de la terre. Comme François d’Assise en 1219, notre Eglise connaît un temps douloureux de désappropriation, de pauvreté non voulue, non désirée. Cette croix peut être source de joie si nous la vivons avec le Seigneur, et elle peut même devenir une fontaine de vie nouvelle : le Christ a aimé l’Eglise, sur la croix, il s’est livré pour elle, pour la ressusciter avec lui. C’est, je vous le propose, ce que nous pouvons demander à Dieu en chantant :

 

Seigneur, foyer d’amour, faites-nous brûler de Charité !

1 – Là où se trouve la haine, que nous annoncions l’amour ;

Là où se trouve l’offense, que nous apportions le pardon.

 

2 – Là où se trouve la discorde, que nous bâtissions la paix.

Là où se trouve l’erreur, que nous proclamions la vérité.

 

3 – Là où se trouve le doute, que nous réveillions la foi.

Là où se trouve la détresse, que nous ranimions l’espérance.

 

4 – Là où se trouve la tristesse, que nous suscitions la joie.

Là où se trouvent les ténèbres, que nous répandions la lumière.

 

                                                                                   Dimanche 31 mars 2019

                                                                                   Père Martin Charcosset

 

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