La chair

 Frères humains, qui après nous vivez, 
N’ayez les cœurs contre nous endurcis…
Quant de la chair, que trop avons nourrie, 
Elle est, piéça, dévorée et pourrie…

La « Ballade des Pendus » de François Villon expose une vérité que tous nous connaissons, peut être trop : La chair sera un jour dévorée… ça donne la chair de poule !
Encore convient-il de s’entendre sur ce qu’est « la chair ».

C’est un des mots les plus complexes de la Bible car il est utilisé de multiples manières, mais si on y regarde bien, une cohérence apparaît ; rien d’étonnant, puisque « le Verbe s’est fait chair. »

La chair, c’est parfois la substance physique de l’être humain : sa viande.
Chair, du latin « carne » = viande (d’où un contre-sens fréquent avec « chère »). Incarné = dans la chair.
Pendant des siècles, le mot « viande » indiquait tout ce qui permettait la vie et pas seulement les muscles d’un animal consommable, ou non consommable puisqu’un puissant interdit protège l’être humain.

La chair, c’est aussi l’être vivant ( Siracide 13.16), l’Homme dans son unité, âme et corps indissociables (livre des Nombres, Livre de Job, Lévitique). C’est aussi sa parenté (Livre de la Genèse, Livre des Juges). C’est parfois, pour saint Paul par exemple, la parenté assumée par le Christ (épitre aux romains 1.3 et 9.5).

La chair, c’est surtout ce qui s’oppose à l’esprit : « L’esprit est ardent mais la chair est faible » (Évangile de saint Matthieu 26.4 et Saint Paul, épitre aux Galates 5.9-21, épitres aux Romains, Corinthiens, Colossiens). C’est cette part de nous-mêmes qui pèse, et nous attire vers le sol (merci Newton !) alors que la divinité est «là haut». Ce sont nos faiblesses, nos tendances au péché (Évangile de saint Jean 1.1-14).

La chair symbolise souvent le monde, avec ses lourdeurs, ses bloquages, ses soucis d’ordre matériel ; quand le Christ dit « Mon royaume n’est pas de ce monde », (Évangile de saint Jean, 18,36) il nous rappelle que nous sommes aussi intelligence, esprit, raison, et pas seulement matière ; de même quand il dit de rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. (Évangile de saint Luc, 20-20,26). Le Pape Benoît le dit souvent : « il n’y a pas un autre monde, mais un monde changé ».

Et puis, il est venu, il a pris chair de notre chair, il a pris sur lui nos manques, nos souffrances, nos reniements. Il a dit : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle ». Au temps des premiers chrétiens et des premières persécutions – nous disons les premières parce que nous vivons maintenant les suivantes : 75% des discriminations religieuses dans le monde visent les chrétiens – en ces temps donc, en utilisant ces paroles du Christ, on accusait les chrétiens – entre autres délicatesses -d’anthropophagie.

Nous mangeons sa chair ? Oui bien sûr puisque nous nous nourrissons de sa parole et qu’elle s’est faite chair. Nous mangeons sa chair parce que nous buvons ses paroles ! La parole faite chair, c’est aussi ce que disait saint Ignace de Loyola, fondateur de la Compagne de Jésus : « Nous devons être des philosophes en action ». La pensée, la parole précède l’action ; et l’action sans une parole qui la structure et l’encadre est brouillonne, inorientée. Saint Benoît, fondateur des Bénédictins, avait osé exprimer dans la Règle de l’ordre : « ora et labora » = prie et travaille. Idée quasi-révolutionnaire à une époque où le travail était laissé aux classes inférieures, et surtout idée illustrant l’incarnation de la parole – priée ou lue (la lectio divina) – dans le travail manuel.

C’est pourquoi, le Verbe s’étant fait chair, nous ne sommes chrétiens que si nous agissons ; dire que les chrétiens doivent s’engager ne sert à rien, puisque nous ne sommes qu’engagement. En cela, la notion de chair nous invite doit aussi être comprise comme lieu de notre « Charité », amour. Alors, réellement, le verbe prend chair, si nos engagements comme nos décisions sont, au sens du Père Varillon, « humanisantes ».
« Dieu s’est fait Homme, pour que l’Homme soit fait Dieu » St Irénée
Et le vrai Dieu est chair d’homme. Et le vrai homme est amour de Dieu.